Deux facettes de l’amour dans Le Rouge et le Noir de Stendhal : l’amour-passion et l’amour-combat

Adolphe SARR*

 

Résumé

Dans la première partie de notre article intitulé l’amour-passion, nous nous évertuons  à étudier la courbe évolutive de l’amour entre Julien Sorel et madame de Rênal, dans Le Rouge et le Noir. En effet, c’était juste pour éprouver son caractère et son courage que le jeune précepteur a tenté de conquérir cette dame. Mais, il finit par ressentir (succomber dans) de la passion pour elle. Quant à cette femme, elle n’était animée (au départ) que d’un sentiment de pitié en le voyant ; par la suite,  son cœur est passé très vite de la compassion à la tendresse. La deuxième partie, qui a pour titre l’amour-combat, met en exergue la bataille que se livrent Julien Sorel et Mathilde de la Mole. Ainsi, l’amour est conçu ici comme un champ de combat, une expression de l’énergie, de la volonté de puissance, du tempérament guerrier.

Mots-clés : amour, caractère, courage, passion, sentiment, cœur, bataille, combat, énergie, tempérament.  

 

Abstract

In the first part of my article intitled l’amour-passion (passionate love), I am trying to examine the maturing process in the love affair between Julien Sorel and Madame de Rênal in Le Rouge et le Noir. In fact, it was just for testing his nature and courage that the young tutor Sorel had tempted to gain the affection of the lady Rênal, but he ended feeling true passion for her. As for the lady she only felt sorry seeing him first yet her heart moved from compassion to tenderness. The second part l’amour-combat (love conquest) points out the battle Julien Sorel and Mathilde de la Mole were doing. Here, love is understood as a battle field, an expression of energy, will to power and warlike temperament.

Keywords : love, nature, courage, passion, feeling, heart, war, fight, energy, temperament.

 

Introduction

   Le Rouge et Le Noir de Stendhal, roman paru en 1830, est fortement ancré dans la réalité de la Restauration. Il pose le problème de l’amour comme moyen d’ascension sociale. Julien Sorel, fils de paysan, parti de rien, se hisse au sommet en conquérant le cœur de madame de Rênal puis de Mathilde de la Mole. Il se taille par ce biais une place au soleil de la réussite.

   L’intérêt de notre article, c’est d’analyser la genèse de l’amour chez les personnages, son évolution, de même que les ressources mises en œuvre par le héros pour réaliser ses ambitions.

  Le plan binaire (amour-passion/amour-combat), obéit à la structure même de l’œuvre car, mis à part l’épisode du séminaire, le roman s’articule autour de deux axes fondamentaux : Verrières et Paris, avec comme paramètres variables deux personnalités antagonistes : madame de Rênal, femme un peu romantique, qui finit par trouver le bonheur dans un amour coupable et Mathilde de la Mole, une jeune fille altière, en rupture de ban avec son époque, qui conçoit l’amour comme le champ d’expérimentation de l’amour-propre et de la hardiesse.

   L’amour-passion, qui est le premier volet de notre étude, est le degré suprême du sentiment amoureux. Stendhal l’appelle la cristallisation qu’il résume ainsi : « il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime »[1]

   L’amour-combat, qui est la seconde partie de notre travail, fait ressortir le rapport de force qui entache la relation entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole. L’amour est ici synonyme d’affrontement, de conflit, de lutte entre des tempéraments guerriers.

 

I. L’amour-passion

    Au début du roman, rien ne laisse présager un amour entre madame de Rênal et Julien Sorel, tant la distance entre les deux personnages paraît incommensurable. Madame de Rênal n’éprouve que de la commisération pour ce jeune homme, quand elle le rencontre pour la première fois. En raison de son éducation religieuse et de sa délicatesse native, elle est prompte à s’épancher devant le malheur d’autrui. Ainsi, dès qu’elle le voit, elle ne peut manquer au devoir humain de lui offrir assistance et sollicitude. A ce niveau, les ressorts du cœur, même s’ils s’activent, ne sont mus que par l’élan de compassion, de solidarité, d’attendrissement. L’on est loin encore du grand amour ; ou s’il est permis d’user de ce vocable, c’est plutôt dans une toute autre terminologie. Madame de Rênal est simplement guidée par l’amour du prochain ou de l’humain, qui consiste à s’apitoyer devant la souffrance de l’être qui ploie devant les vicissitudes de l’existence, à lui prodiguer de l’aide, en cas de besoin. Son souci, c’est aussi de lever les soupçons et les équivoques qui hantent l’esprit de Julien Sorel et qui constituent un obstacle à son accès chez le maire de Verrières. Le narrateur nous dit :

Madame de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d’entrée la figure d’un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement  pâle et qui venait de pleurer…Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d’entrée, et qui évidemment n’osait pas lever la main jusqu’à la sonnette[2]

 

De ce fait, son premier geste a été de chercher à dissiper ses appréhensions et sa timidité. Donc, avant d’être prise dans les mailles de la passion, personne ne soupçonnait, une seule seconde, qu’elle pouvait ressentir de l’amour pour Julien Sorel. Cependant, elle passe progressivement de la pitié à l’admiration. Cette métamorphose sentimentale est due à plusieurs facteurs.

   D’abord, la beauté de Julien Sorel est un facteur de modification comportementale chez madame de Rênal. En effet, celle-ci ne la laisse pas indifférente. Et en approchant de plus près ce jeune précepteur, elle ne manque pas de remarquer que sous l’apparente indigence, se dissimule un doux visage de jeune fille, capable d’ébranler les cœurs les plus insensibles. Dès lors, les qualités physiques de ce garçon constituent déjà un préjugé favorable qui change considérablement le regard qu’elle jette désormais sur lui.

   Ensuite, Julien Sorel est un précepteur pétri d’aptitudes intellectuelles qui crèvent les yeux. Il a une mémoire prodigieuse qui lui  permet d’apprendre et de réciter, avec une facilité étonnante, la Bible en latin. Cette performance lui ouvre toutes les portes et fait de lui le point de mire de toutes les conversations. Etant donné que la ville de Verrières brille par ses carences mentales et son incurie culturelle, il est en passe de devenir un génie qui cristallise toutes les attentions et aiguise la curiosité de l’aristocratie de ce bourg, enfermée dans une condescendance dogmatique. Ainsi, madame de Rênal, habituée jusqu’alors à se mouvoir dans un univers qui regarde la réussite matérielle comme la seule raison de vivre, ne peut qu’être éblouie par les performances de ce garçon qui est considéré comme un véritable prodige par tous les habitants de ce bourg. C’est pourquoi, la femme du maire, confinée dans un ilotisme asphyxiant par un mari dont l’étroitesse d’esprit ne favorise pas le commerce des idées, est toute admirative devant les exploits du précepteur. De ce fait, l’ascendance mentale de ce « génie » supplée à son infériorité sociale, à sa pauvreté, à ses origines roturières et devient le parchemin qui favorise son acceptation et sa reconnaissance.

   Dès lors, conscient de ses atouts, Julien Sorel peaufine une stratégie de conquête qui parvient à bout de cette dame. Il exploite la fibre maternelle pour semer dans le cœur de cette mère les graines de l’estime, puis de la tendresse, enfin de la passion. Vu que madame de Rênal a un faible pour ses enfants et qu’elle tient à eux plus qu’à tout, il se montre précautionneux et affectif à leur égard. Aussi, en se rapprochant davantage de ses élèves, il crée, du coup, les conditions d’une familiarité voire d’une affection réciproque avec la mère. Cette stratégie lui réussit à merveille, car très vite, il se produit un dédoublement de la fonction spatiale : tantôt, c’est un espace d’apprentissage pour les enfants, tantôt, il est le cadre d’expérimentation de l’amour et d’épanchement de la passion.

   Cette dimension multifonctionnelle de l’espace permet en même temps aux enfants de jouer un rôle d’adjuvants, étant donné qu’ils concourent inconsciemment à la réalisation des ambitions de Julien Sorel. De même, le château de monsieur de Rênal et le jardin représentent, pour ce jeune précepteur, des lieux privilégiés de séduction ou de tentatives hardies d’intimité. Maintes fois, au risque de compromettre madame de Rênal, et pour éprouver sa virilité et son courage, Julien Sorel s’est permis de saisir ou de baiser la main de cette femme, dans sa maison ou à l’occasion des promenades. Ainsi, le troisième degré dans la courbe évolutive des sentiments de cette femme, après la pitié et l’admiration, est l’amour-passion dont la puissance est ravageuse. Il s’empare de tout l’être et lui fait perdre le bon sens, de même que la dimension éthique de la vie sociale.

   En fait, madame de Rênal vient de découvrir que l’amour véritable est un don de soi, sans réserve, sans calcul, un amour aveugle, parfois absurde, qui défie toutes les règles morales, toutes les convenances. C’est pourquoi, au risque de compromettre son mariage, de perdre l’estime de son mari, de ses enfants et de la société toute entière, elle pousse l’audace jusqu’à s’enfermer avec Julien Sorel dans sa chambre, bravant les lois les plus élémentaires de la décence. Elle fait siens ces propos de Valentin s’adressant à Cécile, dans une pièce d’Alfred de Musset parue en 1836 : « Il n’y a de vrai au monde que de déraisonner d’amour »[3]

   Ainsi, elle vient d’expérimenter, pour la première fois, les douceurs et les manifestations de l’amour pur, mais aussi les tourments de l’amour-passion. Désormais, tout son cœur vibre au rythme des moindres désirs de Julien Sorel. Dès lors, le remords qui l’envahissait au début, en raison de son éducation religieuse et des sa délicatesse native, se dissipe progressivement. En goûtant à la dimension exquise de l’amour, madame de Rênal plonge en même temps dans les eaux délicieuses de la volupté. De ce fait, plus rien ne l’arrête : ni son serment de fidélité envers son mari ni les calomnies de la société ni les conseils de son confesseur, encore moins la maladie de son fils qu’elle croit liée à son inconduite. Et il suffit d’un laps de temps de séparation avec Julien Sorel pour qu’elle ressente un vide profond et une nostalgie incommensurable. Ces lignes illustrent parfaitement la puissance de la passion amoureuse chez le personnage :

Madame de Rênal ne put fermer l’œil. Il lui semblait n’avoir pas vécu jusqu’à ce moment. Elle ne pouvait distraire sa pensée du bonheur de sentir Julien couvrir sa main de baisers enflammés.[4]

  

   En ce sens, elle se sent vivre, en expérimentant la force de l’amour-passion. Elle redécouvre les charmes de la vie, et son être profond, noyé par le matérialisme ambiant, est pour une fois enclin à la félicité et crie son désir d’épanouissement, sa soif  de volupté, sa volonté de se rassasier dans les eaux exquises de la jouissance. Elle est apte à répandre et à recevoir ce cadeau, parce qu’elle a découvert, hormis la tendresse maternelle, le goût d’aimer. Avec Julien, elle redonne du sens et de la valeur à ces mots : communion des cœurs, émotions amoureuses, don de soi. Ce sentiment lui a redonné de l’entrain, de nouvelles ressources, de la joie de vivre. Elle donne raison à Pierre Teilhard de Chardin qui écrit : « l’amour est la plus universelle, la plus formidable et la plus mystérieuse des énergies cosmiques. »[5]    

    Froissée par un mari trop matérialiste et complètement ignorant des ressorts du cœur humain, elle se sent vivre maintenant qu’elle a percé les secrets et les charmes de l’amour sublime. Elle comprend à présent qu’aimer, c’est communier dans un même élan de joie, converger vers un même idéal, créer une symbiose parfaite. De ce point de vue, l’amour sincère annihile toute altérité car il tente de fondre  les deux êtres à travers un commun vouloir et un destin unique. 

   Cependant, on ne peut nier que l’amour entre Julien Sorel et madame de Rênal est non seulement surprenant, mais il est également coupable. Entre les deux personnages, il existe un fossé sinon un abîme, une distance incommensurable de divers ordres : la naissance, la différence d’âge, la position sociale, la situation matrimoniale.

   D’abord, Julien Sorel est fils de paysan, donc de condition roturière ; et au XIXe siècle les préjugés de classes sont encore tenaces dans la société française. La sagesse populaire et les convenances sociales recommandent à tout un chacun de respecter son rang. Quiconque s’avise délibérément d’entrer par effraction, sans une ordonnance royale, dans le cercle fermé de la noblesse, est souvent victime d’une humiliation et d’un ridicule cinglants.

   Quant à madame de Rênal, elle est une femme noble qui jouit des privilèges de sa classe  et des honneurs y afférents. Il existe, de ce point de vue, un mur opaque qui les sépare, dont la percée relève d’une véritable gageure. On mesure alors l’énergie à déployer pour annihiler cette barrière. C’est ce que suggère Jean Mourot quand il soutient :

Le héros traverse les milieux comme un être exclu ou toléré, rendu différent à la fois par sa basse condition et par sa supériorité morale et intellectuelle : ces divers milieux apparaissent, dans ce rapport d’affrontement et de lutte, comme un révélateur du caractère de Julien.[6]

  

Ensuite, la différence d’âge entre les deux personnages ne favorise pas un amour sans heurts. Madame de Rênal, bien qu’étant belle, est tout de même bien plus âgée que Julien Sorel. En plus, les maternités successives et la tyrannie de son mari ont, tant soit peu, altéré sa grâce native. Quel intérêt pousse-t-il alors Julien Sorel (jeune homme promu à un brillant avenir grâce à sa beauté) à courir des risques avec elle ? Rien d’autre que le goût du défi, l’amour-propre, le besoin de mesurer sa force, la volonté de puissance.

   En outre, sur le plan de la position ou de la hiérarchie, l’un et l’autre se situent aux antipodes de la société. Julien Sorel, avant d’être précepteur, était un zéro social, un obscur individu, haï par ses frères, persécuté par son père qui le taxait de paresseux, enclin à lire pendant que les autres se saignent dans la scierie paternelle. Pour cette raison, il est constamment victime d’exactions de la part des siens. Par conséquent, il est réduit en souffre-douleur par sa famille. Madame de Rênal est la première dame de Verrières, parce qu’elle est l’épouse du premier citoyen de la ville, en l’occurrence monsieur le maire. Cette situation lui confère des privilèges, des passe-droits, même si par nature, elle abhorre le pouvoir et la gloire.

   Enfin, l’amour entre madame de Rênal et Julien Sorel est proscrit tant du point de vue moral que religieux. Cette dame est assujettie aux liens sacrés du mariage qui fait de la fidélité un pilier fondamental de la vie conjugale. Toute inconduite de sa part est une grave transgression aux bonnes mœurs et aux lois de l’hymen. Elle devrait entraîner le rejet populaire, car elle couvre la famille de déshonneur. Donc, une telle relation est bannie à tous égards, parce qu’elle transgresse l’interdit séculaire de l’adultère.     .

   Cependant, au XIXe siècle, le thème de l’adultère est un lieu commun du roman réaliste. Le capitalisme bourgeois qui consacre le règne de l’argent, de l’individualisme et du profit, foule au pied les règles morales et banalise l’institution du mariage. Celui-ci étant fondé sur l’intérêt et non sur l’amour, est souvent en proie à un désordre sans précédent. Les sentiments sont rangés aux oubliettes et les hommes font la chasse aux riches sorcières bourgeoises en vue de se faire une position sociale confortable. Ni l’homme, encore moins la femme ne considèrent le foyer comme un havre de paix, un lieu idéal d’épanouissement.

   De ce fait, c’est la porte ouverte à toutes les dérives : les femmes vont trouver le bonheur avec des amants beaucoup plus jeunes ; tandis que les hommes sont à la quête de courtisanes volages. En décrivant un tel scandale, Stendhal, Balzac, Flaubert et Maupassant font figures d’historiens des mœurs, mais aussi jettent un regard sans complaisance sur une société dévoyée.

   On peut aussi expliquer cette récurrence de l’adultère, dans le roman du XIXe siècle, par la tentation du fruit défendu. L’être humain éprouve souvent une sorte d’attrait pour l’interdit. Et dans sa volonté de percer le mystère ou le secret de cet interdit, brave par curiosité ou défit le tabou. Dès lors, l’on est prêt à tout pour séduire la femme qui, à première vue, semble inaccessible et hors de portée. Pour éprouver les ressources de son pouvoir de séduction, Julien Sorel va alors déployer des efforts surhumains pour conquérir le cœur de madame de Rênal.

   Dans les chefs-d’œuvre réalistes du XIXe siècle, la plupart des femmes mariées sont infidèles : madame de Rênal dans Le Rouge et le Noir, mesdames de Restaud, de Nucingen et de Beauséant dans Le Père Goriot, Emma Bovary dans Madame Bovary, de même que la plupart des personnages féminins dans Bel-Ami de Maupassant.

    Dans le roman, l’amour-passion est inséparable de la jalousie. Cette dernière est un baromètre qui permet de mesurer sa densité, sa profondeur. Elle participe à une conception de l’amour, vécu comme un désir exclusif de possession de l’être aimé et un refus catégorique de le partager avec quelqu’un d’autre. Dès lors, plus la passion atteint son paroxysme, plus ce sentiment s’exacerbe pour se muter en colère, haine, amour-propre, orgueil blessé. Ainsi, madame de Rênal se met-elle dans tous ses états, quand elle apprend que Julien Sorel cache dans une boîte de carton un portrait. Sans chercher à comprendre, elle pense automatiquement à une rivale, alors qu’il s’agit de l’effigie de Napoléon, son idole.

   Xavier Darcos a bien saisi la dimension à la fois instinctive, égoïste et extrême de ce ressentiment lorsqu’il soutient :

c’est la jalousie qui unit les deux faces de la passion (amour/haine) et qui explique qu’on passe de l’une à l’autre. La jalousie est donc un ressort dramatique important : elle fait agir et pousse à des extrémités, en nourrissant le fantasme du jaloux.[7]

  

   En somme, l’amour entre Julien Sorel et madame de Rênal a connu diverses péripéties avant d’aboutir à l’amour fou. Au départ, ce n’était qu’un  défi envers soi-même et (envers) la société ; à l’arrivée le précepteur a été pris dans son propre jeu et est tombé dans les mailles de la passion. Quant à cette dame, ses sentiments suivent une trajectoire évolutive, allant de la compassion à l’amour sublime.

 

   II. L’amour-combat

   L’amour entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole est émaillé de heurts, d’accrocs, en raison de la nature circonspecte et ombrageuse de ces personnages. Il est révélateur du choc entre deux énergies, deux orgueils, deux natures agressives qui cherchent chacune à s’affirmer. Julien Sorel est un jeune homme d’une fierté excessive qui tient en aversion la société de la Restauration et les gens qui la représentent. Il est révolté contre le désordre social érigé en force de loi. En raison de son caractère versatile, il s’offusque très vite et interprète certains faits  et gestes comme des signes de mépris et de condescendance. Ses lectures sur Napoléon l’ont conforté dans l’idée selon laquelle il est parfaitement possible pour un roturier de gravir les échelons, à force de détermination, d’abnégation et d’esprit de dépassement. Dès lors, il se fixe des objectifs de conquête, élabore une stratégie de bataille et se donne les moyens de réaliser ses ambitions. Avec Mathilde, il fait une transposition de la guerre sur le terrain de l’amour et se résout à la confrontation, au combat pour gagner son cœur.

   D’ailleurs, dans le roman, le discours amoureux s’inspire de la terminologie militaire. Nombreuses sont les figures historiques  qui se sont illustrées par leur bravoure, leur héroïsme, leur ardeur combattante : Napoléon, Henri III, Charles IX. La lecture favorite de Julien Sorel est Le Mémorial de Sainte-Hélène, tandis que Mathilde de la Mole affectionne les romans de Walter Scott, l’histoire de d’Aubigné et Brantôme, en somme des œuvres  qui font l’exaltation de l’éthique martiale. Tout au long du roman, les références métaphoriques inhérentes à l’armée abondent ; pour preuve cette affirmation du narrateur : « Julien se compara à un général qui vient de gagner à demi une grande bataille»[8].

   Dès lors, il lui faut la subjuguer, afficher même de l’indifférence à son endroit pour  titiller ses fibres sensibles. Son tempérament belliqueux justifie ces propos de Jean Goldzink : « Le Romantisme très particulier de Stendhal (un art de la modernité énergique, de la prose et de l’héroïsme dans les sentiments…allie culte de Napoléon et le culte de l’amour, l’ironie et la rêverie»[9].

   Ainsi, tout au début, c’est moins par amour que par défi, revanche et haine de la noblesse parisienne que Julien Sorel se lance à l’assaut de Mathilde de la Mole. Par défi envers lui-même, car il a besoin, encore une fois, de mesurer son pouvoir de séduction et la force de son tempérament. Par revanche aussi, étant donné que les jeunes aristocrates qui hantent l’hôtel de la Mole le détestent, ne voyant en lui qu’un vulgaire parvenu qui veut se hisser au sommet. Donc, sa victoire contre cette fille est, en même temps, un triomphe sur ces gens qui plastronnent partout, mais qui, en réalité, sont d’une couardise étonnante. Vaincre celle-ci est la preuve de sa supériorité vis-à-vis d’eux. On comprend alors sa rancune contre cette classe, perchée sur l’arbre de la condescendance comme un corbeau méfiant, qui se glorifie du hasard de la naissance, mais qui n’a pourtant pas de mérite personnel.

   Mathilde de la Mole, quant à elle, est une héroïne anachronique, en déphasage avec son siècle qu’elle juge mou. Elle prend comme modèle ses aïeux du XVIe siècle, en l’occurrence Boniface de la Mole. Ce dernier a été l’amant de la reine Marguerite de Navarre et a essayé de délivrer ses amis emprisonnés dans la cour par Catherine de Médicis. Pour ce forfait, il a été condamné à mort en place de Grève. Pour elle, rien ne compte que les coups d’éclats, les actions héroïques et les passions mal assorties. C’est pourquoi, elle abhorre la jeunesse de la Restauration pusillanime, sans esprit d’initiative, qui se complaît dans la routine, les préjugés de classes et les poncifs. Elle est convaincue que l’amour ne doit pas s’embarrasser des clichés, qu’il est un champ d’expérimentation de la volonté de puissance. Il est fait d’inconstance, de volte-face, d’affirmation de soi et de sa forte personnalité ; il met aux prises des natures souvent antagonistes au départ, qui ont besoin de se mesurer, de se combattre pour mieux se connaître et dont l’une finit par dompter l’autre. André le Breton a saisi ce côté fougueux de cette jeune aristocrate quand il soutient que le principal trait de caractère de Mathilde c’est ce « besoin de domination, besoin de se jouer avec un cœur d’homme, de l’asservir, de ne lui rendre l’espérance que pour la lui ôter aussitôt, en un mot de la torturer de cent façons»[10].

   Le portrait de ces guerriers en amour nous donne la mesure de l’âpreté du combat et des ressources à mettre en œuvre pour sortir vainqueur de la confrontation. A l’hôtel de la Mole, Julien Sorel n’est plus ce novice timide qui éprouvait de la frayeur devant la porte d’entrée de monsieur de Rênal. Son séjour chez le maire lui a permis d’acquérir de l’expérience sur les préjugés nobiliaires et sur le mystère féminin. C’est fort de ces pré-requis qu’il va engager la lutte contre mademoiselle de la Mole.   

   Leur première rencontre présage déjà du climat délétère qui va rythmer leur cohabitation. Dès lors, pour savoir comment s’y prendre avec elle, il fait une lecture corrélative entre son caractère et son être profond. Donc, en utilisant l’onomastique de la guerre, on peut dire que Julien Sorel ne se rue pas de prime abord à l’attaque. En bon stratège, il commence par la phase d’observation pour appréhender son adversaire et être à même de faire un diagnostic des forces et faiblesses de l’objet de sa quête. En subordonnant le physique et le moral, il remarque chez elle une certaine intransigeance qui se traduit à l’extérieur par la dureté et à l’intérieur par une froideur d’âme. Le narrateur résume ainsi son jugement : « Julien lui trouva, en papillotes, l’air dur, hautain et presque masculin»[11].

   De ce fait, le héros a affaire à une jeune fille très différente de madame de Rênal, à tous points de vue. Mathilde de la Mole est à la fleur de l’âge, elle voit tout en rose. Elle n’a jamais été confrontée aux difficultés de la vie. Elle est pleine de rêve et ne voit la vie qu’à travers le prisme étroit de la cellule familiale. Toute la gent aristocratique se bouscule chez elle pour l’admirer, solliciter une conversation ou même bénéficier de sa bienveillance. Et il n’est pas rare qu’elle congédie insolemment ceux qui ont la hardiesse pour la contrarier ou lui résister. Par conséquent, elle est le point de mire d’arrivistes de tout acabit qui veulent profiter de sa richesse pour se hisser au sommet et qui se plient à ses moindres caprices comme des agneaux. C’est pourquoi, elle est habituée à commander, à s’imposer et se faire obéir.

   En plus, contrairement à madame de Rênal, elle ne ploie pas sous le poids de l’hymen, elle est libre de tout engagement conjugal. Elle n’a ni charge maternelle ni contrainte domestique. C’est la raison pour laquelle elle en fait à sa tête et elle ne se sent pas tenue d’observer une certaine ligne de conduite. Tout garçon dont la tête ne lui revient pas, elle le malmène sans état d’âme.

   En outre, elle est adulée par ses parents qui s’empressent de satisfaire ses moindres désirs. Ainsi, elle n’est pas en état de manque affectif. Madame de Rênal quant à elle, ne peut compter que sur la tendresse filiale, car son mari occupé à faire fructifier son usine de clous, est incapable de lui faire don de sa présence. Si Julien Sorel est parvenu à la séduire, c’est parce qu’il y avait un vide sentimental à combler, un besoin affectif à satisfaire. Il faut noter aussi que madame de Rênal est plus douce, plus sensible que Mathilde de la Mole qui a plutôt un comportement viril et qui n’entend pas se laisser faire. Elle s’inscrit radicalement dans la logique d’un commerce armé.

   Par ailleurs, l’univers parisien est très différent de celui de la province. A Verrières, il est plus facile de trôner. C’est pourquoi, très rapidement Julien Sorel s’est imposé aux habitants de ce bourg. Et madame de Rênal n’ayant pas trouvé un homme plus entreprenant et plus hardi, a été prise dans les mailles du filet. Le précepteur était en quelque sorte le borgne parmi les aveugles. Paris, par contre, grouille de dents longues, d’où la nécessité pour Julien d’être plus précautionneux pour espérer dresser Mathilde de la Mole qui est d’un tempérament plus subversif. Il est vrai qu’il est maintenant mieux averti en ce qui concerne la complexité du cœur féminin, les ficelles à même de l’émouvoir ou de le faire chanter.

   Dès lors, dans Le Rouge et le Noir, le regard, les paroles, les gestes sont des germes de conflits et participent à la stratégie de bataille mise en œuvre. Ce sont ici des armes redoutables de rejet, d’asservissement, de dédain. Ils apparaissent comme le miroir des états d’âme, des désirs, de la sensibilité. Ils trahissent les élans du cœur. D’ailleurs, pour mettre en relief la puissance du regard, Jean Paul Sartre écrivait : « Nous ne sommes-nous qu’aux yeux des autres et c’est à partir du regard des autres que nous nous assumons nous-mêmes »[12]

   Ainsi, Stendhal utilise dans son roman tout un registre d’expressions inhérentes à la volonté de domination, d’annihilation entre Mathilde et Julien Sorel. Ce registre de la négation, de la chosification et de la confrontation visuelle, gestuelle ou verbale, est abondamment employé dans le chapitre relatif au bal chez le duc de Retz. Il est révélateur du rapport plus que tendu entre les deux personnages.

   De ce fait, l’espace lui-même est dévoyé par mademoiselle de la Mole et le jeune plébéien. Tandis que pour les autres convives, il est conçu comme un cadre de fête, de discussion cordiale, pour eux au contraire, il est plutôt une arène de combat. C’est la raison pour laquelle, Julien répond coup sur coup aux provocations de Mathilde.  Le regard agressif de cette dernière rencontre l’œil sévère voire enflammé  du jeune provincial. Sa mine altière et condescendante est en bute à « l’air fort peu poli »[13] de ce garçon. Lorsqu’elle l’appelle de façon autoritaire, Julien Sorel oppose un silence de marbre, s’il ne rétorque pas par des mots méchants. Par conséquent, les tentatives de provocation et les offensives successives de Mathilde de la Mole se heurtent à une volonté plus forte. Frustrée de rencontrer une résistance héroïque, blessée dans son orgueil par une telle froideur, elle se voit obligée de se rabaisser, de ranger aux placards sa vanité. En fait, Julien considère Mathilde comme une tigresse plus que dangereuse, qu’il faut mettre hors d’état de nuire, en ayant toujours un pistolet à portée de main.

   En somme, l’amour entre Julien Sorel et Mathilde de la Mole s’inscrit dans une logique de guerre, car les deux personnages sont incapables au départ de taire leur amour-propre, leur orgueil. Chacun met en avant sa personnalité et son tempérament et refuse de faire des concessions, sauf s’il y est contraint. Et à la fin du roman, si Mathilde se rend et abdique, c’est parce qu’elle s’est heurtée à l’évidence à une force supérieure, qui l’a impitoyablement assujettie, subjuguée et domptée.

 

Conclusion

  En définitive, le préjugé défavorable, qui justifie la haine de Julien Sorel à l’encontre de madame de Rênal, se mue en erreur lorsqu’il se confronte à la réalité. En effet, en l’approchant davantage, le jeune précepteur se rend compte qu’elle est exempte des travers de sa classe. Dès lors, il se produit une modification positive du sentiment qui transforme la haine de Julien en amour-passion.

   Par contre, ce même préjugé est vérité chez Mathilde de la Mole, car dès leur première rencontre, Julien Sorel est frappé par la condescendance, l’air altier et méprisant de cette aristocrate. C’est pourquoi, il adopte une stratégie de confrontation pour annihiler les velléités de domination de cette jeune fille, la dompter et finalement, l’amener à se soumettre mains et pieds liés. 

   A la lumière de tout cela, nous découvrons que l’amour est un sentiment comme la joie ou la colère, qui est logé quelque part dans la nature complexe de l’homme et d’où l’on peut le débusquer par de nombreux moyens comme l’audace, la fierté déployées par Julien Sorel respectivement  envers Madame de Rênal et Mademoiselle Mathilde de la Mole. De ce fait, de par sa puissance, l’amour permet de démolir les barrières sociales.

 

Bibliographie

I. Œuvres de Stendhal

  • Le Rouge et le Noir. Paris : Librairie Générale Française, 1983.
  • De l’Amour. Paris : Pierre Mongie, 1822.

 

II. Ouvrages et articles

  • BERTHIER, Philippe. Stendhal. Editions de Fallois, 2010.
  • BLIN, Georges. Stendhal et les problèmes du roman. Paris : José Corti, 1954.
  • CROUZET, Michel. Stendhal ou Monsieur Moi-même. Paris : Flammarion, 1990.
  • DANTZIG, Charles. « Rose Stendhal » in Revue du Stendhal Club. Février 2012.
  • DARCOS, Xavier. « Parcours thématique » dans Phèdre. Paris : Hachette, 1991.
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  • FILLIPETTI, Sandrine. Stendhal. Paris : Gallimard, 2009.
  • GIRARD, René. Mensonge romantique et vérité romanesque. Paris : Hachette, 2003.
  • GOLDZINK, Jean. Stendhal, l’Italie au cœur. Paris : Gallimard, 1992.
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  • MOUROT, Jean. Stendhal et le roman. Presses Universitaires de Nancy, 1987.
  • MUSSET, Alfred de. Il ne faut jurer de rien, In Libro Veritas, 2007.
  • TEILHARD DE CHARDIN, Pierre. Sur le bonheur Sur l’amour. Paris : Seuil, 1997.
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Webographie

www.alalettre.com/Stendhal-oeuvres-le-rouge-et-le-noir-php

www.babelio.com/livres/Stendhal-Le-Rouge-et-le-Noir/2908

www.espacefrançais.com/Stendhal-le-rouge-et-le-noir

www.evene.fr/citations/thème/regard.php?

www.inlibroveritas.net/livre/oeuvre13868html

livre.fnac.com/a25061/Pierre-Teilhard-de-Chardin-sur-le-bonheur-sur-l’amour

fr.wikipedia.org/wiki/Stendhal

fr.wikipedia.org/wiki/Le_Rouge_et_le_Noir

fr.wikipedia.org/wiki/cristallisation_(Stendhal)

 

NOTES:


* Docteur en Lettres, Université Cheikh Anta Diop de Dakar, Sénégal.

[1] STENDHAL. De l’Amour. Paris : Pierre Mongie, 1822, p.31.

[2] STENDHAL. Le Rouge et le Noir. Paris : Librairie Générale Française, 1983, p.39.

[3] Alfred de MUSSET. Il ne faut jurer de rien. In Libro Veritas, 2007,  p.69.

Site: www.inlibroveritas.net/lire/oeuvre13868.html

[4] STENDHAL. Le Rouge et le Noir. op. cit., p.81.

[5] Pierre TEILHARD DE CHARDIN. Sur le bonheur Sur l’amour. Paris : Seuil, 1997. 

Site: livre.fnac.com/a250611/Pierre-Teilhard-de-Chardin-Sur-le-bonheur-Sur-l’amour 

[6] Jean MOUROT. Stendhal et le roman. Nancy : Presses Universitaires de Nancy, 1987, pp.124-125.

[7]Xavier DARCOS. Phèdre. « Parcours thématique ». Paris : Hachette, 1991, p.179.

[8] STENDHAL. Le Rouge et le Noir. op. cit,. p. 452.

[9] Jean GOLDZINK. Stendhal, l’Italie au cœur. Paris: Gallimard, 1992, p.95.     

  site : fr.wikipedia.org/wiki/Stendhal 

[10] André LE BRETON. Le Rouge et le Noir de Stendhal, étude et analyse. Paris : Mellottée, 1950, p.173.

[11] STENDHAL. Le Rouge et le Noir. op. cit., p.268.

[12] Jean Paul SARTRE. L’Etre et le Néant

Site : www.evene.fr/citations/thème/regard.php?page=2

[13] STENDHAL. Le rouge et le Noir. op. cit., p. 313.

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